Humeur

Texte de Bérénice MASSET, productrice du T1J
Lettre envoyée ce 26 août’21 à Madame la Ministre de la Culture, Madame Linard :

Chère Madame la Ministre de la Culture,
Chère Madame Linard,

Il y a un peu plus de huit ans, j’ai été engagée comme administratrice au sein de la compagnie Théâtre d’Un Jour.
Si, au début, j’étais inexpérimentée, je me suis améliorée avec le temps grâce à une formation, une certaine curiosité et, surtout, en comprenant au fil des conversations, des créations, des gestes, le travail artistique que je devais « défendre ».

Travailler en cirque est un gros mot aux yeux de beaucoup. C’est associé aux fêtes d’ouverture des théâtres, aux galas annuels pour amuser l’audience mais certainement pas à de la dramaturgie, à un travail d’écriture, à une pratique artistique. Il a donc fallu trouver des solutions aux failles, travailler plus pour tenter de montrer que la puissance universelle du cirque n’avait rien à envier – que du contraire – à d’autres disciplines des arts de la scène.

A la fin de mon contrat, j’étais : directrice administrative et financière, médiatrice culturelle, comptable, chargée de la prospective, chargée de diffusion, attachée de presse, psychologue, diplomate, un peu dramaturge aussi, webmaster, graphiste, secrétaire, agente de voyage, juriste, syndicaliste… Qui est humainement capable de combiner cela ? Beaucoup de gens. Qui est humainement capable de combiner cela en étant compétent-e sur tous les points ? Pas moi. Pourtant, à mes yeux, l’ensemble de ces compétences doivent être présentes au sein d’une compagnie pour qu’elle puisse fonctionner correctement.

J’ai tenu longtemps grâce aux yeux des spectateur-trice-s les soirs de représentation mais aussi car j’étais profondément convaincue de la qualité artistique du travail de la compagnie et, plus globalement, du secteur que, indirectement, je défendais.

Alors pourquoi vous écris-je, Madame Linard ? Non pas pour vous annoncer mon départ mais pour vous dire que vous avez une certaine responsabilité dans celui-ci en tant que Ministre de la Culture (comme vos précédesseuses – je parle au féminin puisque l’enveloppe et les enjeux de la culture n’ont plus été suffisamment élevés depuis longtemps pour qu’un homme souhaite s’y risquer).

Comme vous le savez, une compagnie a, comme tout organisme de tout secteur, une économie propre reposant sur : capital de départ/investissements, production, mise en marché.

Actuellement, une compagnie de cirque ne peut prétendre qu’à des investissements « publics » de la part de la FWB et, avec un peu de chance, de la Région (via les aides à l’emploi). Tout le reste étant bouché (absence de coproduction de la part des centres scéniques, absence de réelles coproduction de la part des lieux « cirque » insuffisamment dotés, inaccès au Tax Shelter faute de coproducteur/s, inaccès au mécénat,…). La seule issue qui aurait pu nous apporter une bulle d’air était la mise en place d’un projet européen qui requiert un travail administratif colossal – chose que nous ne pouvons nous permettre faute de personnel suffisant. Je vous invite à regarder les spectacles programmés au sein des centres scéniques de la Fédération Wallonie-Bruxelles et du Théâtre National : il semblerait que les compagnies de cirque n’existent pas en Belgique francophone (à trois exceptions près).

Avec ce peu d’investissements, il faut néanmoins faire fonctionner la compagnie (via l’emploi permanent) et passer à la phase de production d’un spectacle. C’est là que j’avais honte. Ma mission était claire : assurer l’austérité en sachant les dégâts humains et artistiques que cela provoquait. Austérité auprès des équipes artistiques et techniques : négociation des salaires, des défraiements, des nuitées et même du montant de l’abonnement téléphonique. Mais austérité dans les créations : ne pas utiliser une scénographie, des projecteurs ou des micros trop coûteux,… Alors que nous sommes dans une « tendance » où « l’enrobage » est aussi (si pas plus) important que l’action scénique.

Heureusement, la qualité des spectacles était malgré tout toujours au rendez-vous grâce au directeur artistique, à l’équipe technique et artistique. L’aspect « mise en marché » a donc toujours très bien fonctionné. Les spectacles ont une moyenne annuelle de 90 représentations, parfois plus (dont 80% à l’international). On peut voir cela comme une bonne nouvelle, ça l’est d’ailleurs – mais ces représentations doivent être organisées largement en amont, ce qui demande – à nouveau – un travail administratif énorme.

Nous souhaitions engager quelqu’un-e sur le long terme, à temps plein, pour me seconder (même si le directeur artistique le faisait déjà). Sauf que les bénéfices de vente de spectacles devaient être provisionnés pour compenser l’absence de capital/d’investissements de départ. Voici un calcul très simple : notre subvention annuelle est de 80.000 €, le budget annuel de la compagnie (sans compter les salaires liés aux représentations) soumis lui aussi à une importante politique d’austérité était de plus de 220.000 € (salaires de 2 équivalent temps-plein, salaires des prestataires, entretien du chapiteau, entretien des véhicules et du matériel, assurances, homologation,…).

Nous sommes donc dans une voie sans issue, un fonctionnement qu’il est impossible de changer sans
« investissements » de départ supplémentaires. Une équipe de deux personnes (directeur artistique et directrice de production) ne peut pas assurer les tâches que nous devions assurer sans aller droit au burn-out.

La mutualisation des compétences semble être la « nouvelle » solution à tous les problèmes. Je pense intrinsèquement que c’est faux. Le travail d’un/e chargé/e de production au sein d’une compagnie est plus qu’essentiel et nécessite une présence constante pour comprendre les choses, se former, arriver à parler le même langage artistique – particulièrement lorsqu’une compagnie crée ou se diffuse beaucoup. On peut mutualiser certaines compétences très précises – notamment administratives – pas plus.

Mais plus dur que la charge de travail, l’absence de recul nécessaire pour pouvoir répondre aux enjeux de société que tout opérateur culturel devrait se poser : comment positionner le travail de la compagnie dans ce monde qui va devoir/est en train d’affronter une crise écologique, économique et sociale importante ? Comment répondre, en tant que compagnie, à la quasi absence de diversité et de jeunesse au sein du public des institutions culturelles, à la question de l’équité ? Comment rentrer effectivement dans le XXIème siècle ? Comment faire, en tant que compagnie, pour que les valeurs défendues sur scène auxquelles nous croyons sincèrement soient celles que nous portons hors plateau également ? Etc., etc…
L’économie du domaine des arts du cirque ne fonctionne pas, Madame Linard.
Et, même avec un bilan financier positif, un calendrier d’activités bondé, des retours publics plus que merveilleux, il est impossible de sortir de la précarité. Cette précarité qui entraîne mal-être et défiance.

Face à la fatigue, à l’absence totale de perspective, face à la violence de la précarité, alors que je pense enfin être devenue « productrice », je quitte le navire.
Nous n’avons trouvé aucune personne formée pour reprendre mon poste (actuellement aucune formation pratique de plus de 10 jours n’existe en Belgique francophone), le directeur artistique – épuisé lui aussi – reprend donc « à zéro » et forme une nouvelle personne qui, je l’espère, ne partira pas elle aussi un jour, à bout.

Je ne tomberai pas dans le piège « il faut subventionner moins mais mieux », je vous dis simplement « il faut subventionner mieux et avec cohérence ». Il faut que vous fassiez des choix, même douloureux, pour éviter cette précarité qui use et violente les travailleur-se-s du monde culturel. Pas en créant un groupe de travail, pas en créant un nouvel appel à projet ou que sais-je : en investissant sur les créateur-trice-s et leurs équipes qui étouffent.
En vous remerciant pour votre attention et en vous souhaitant, Madame Linard, l’expression de mes salutations distinguées.

Bérénice Masset